dimanche 28 août 2005

Entretien Cl. Bonnefoy / M. Foucault (1966)

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Entretien Cl. Bonnefoy / M. Foucault (1966)

Mise en scène diffusée sur France Culture :

A l’issue de cet entretien, Foucault insiste : « Écrire et parler sont pour moi deux activités très différentes. J’écris ce que je ne peux pas dire, et je dis ce qu’à coup sur je ne voudrais pas écrire. » On a donc quelques scrupules à en proposer des fragments retranscrits (parfois réécrits à la diable), mais il se dit là des choses essentielles sur l’écriture qui me paraissent dépasser l’intimité de la confession.
Le comédien Eric Ruf, qui lit les réponses de Foucault, échappe dans l’ensemble au lyrisme de mauvais aloi de son interlocuteur (on croit même parfois entendre certaines intonations foucaldiennes, cette clarté de la voix et cette précision de l’articulation si caractéristiques et, il est vrai, communicatives).



Fragments :

«
L’écriture est érigée à partir d’elle-même pour être là, elle est actuellement le monument même de l’être du langage. Mais pour moi, j’ai toujours eu à l’égard de l’écriture une méfiance presque morale. Ce que je mettrai en rapport avec mon histoire individuelle (à contre-pied de ce que j’ai fait avec les auteurs que j’ai étudiés !)

On dit : « Au 19ème siècle, la santé a remplacé le salut »… J’ai vécu dans un milieu médical – je suis fils de chirurgien qui n’est pas celui qui parle, mais celui qui écoute, pour traquer une maladie. Le médecin ne parle que pour dire d’un mot la vérité (diagnostiquer) et prescrire l’ordonnance : il nomme et il ordonne. Dévalorisation fonctionnelle de la parole qui a pesé sur mois jusqu’à très récemment. Pour moi, la parole a été très longtemps du vent.

Dans une culture / société comme la nôtre, qu’est-ce que c’est que l’existence d’une parole, de l’écriture, du discours. Les discours ne sont pas seulement le miroir de ce qui est : le discours a sa propre existence : un discours, ça existe, avec sa consistance propre, son épaisseur. Les lois du discours existent comme les lois économiques. Un discours ça existe comme une technique, un rapport social etc. C’est cette densité propre du discours que j’essaye d’interroger.

A la réflexion, je crois qu’on a raison de voir de l’agressivité dans mon écriture. J’ai peut être transformé le bistouri de mon père en plume. Peut-être que la feuille de papier est comme le corps des autres. Ce qui est sûr, c’est que le plaisir d’écrire a toujours chez moi rapport à la mort des autres. Rapport entre l’écriture et la mort : il est difficile d’en parler après ce qu’en a dit Blanchot. Ici, il s’agit seulement de l’envers de mon écriture. Je ne veux pas dire qu’écrire, c’est tuer les autres ; non, c’est en fait avoir affaire aux autres en tant qu’ils sont déjà morts. Je parle en quelque sorte sur le corps des autres. De fait, il est très difficile pour moi de parler du présent [et l’étude des formes de connaissance du passé]

Il me semble que mes contemporains sont victimes du même mirage que mon enfance : ils croient que le discours, le langage, ce n’est au fond pas grand chose. Les linguistes ont certes découvert que le langage était important, qu’il obéissait à des lois ; mais ils ont surtout insisté sur la structure de la langue, i.e. sur la structure du discours possible ; mais ce sur quoi je m’interroge, c’est sur le mode d’apparition et de fonctionnement du discours réel ; moi, il s’agit d’une analyse des choses dites en tant que ce sont des choses.

Cette remarque est capitale et devrait être méditée par bien des émules de Foucault qui n'ont de cesse d'intercaler le matelas du "discours" entre les idées et les phénomènes: "une analyse des choses dites EN TANT QUE CE SONT DES CHOSES". Pas en tant que simples "choses dites"! Cela ferait sans doute frémir un philosophe, mais je pense qu'il y a une ontologie foucaldienne.
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je suis médecin ; disons que je suis diagnosticien, et mon travaille consiste à mettre à jour, par l’incision même de l’écriture, quelque chose qui soit la vérité de ce qui est mort. Dans cette mesure là, l’axe de mon écriture n’est pas de la mort à la vie ou inversement, il est plutôt dans l’axe de la mort à la vérité et de la vérité à la mort. Je pense que l’alternative à la mort ce n’est pas la vie, mais bien plutôt la vérité. Ce qu’il faut retrouver à travers la blancheur et l’inertie de la mort, ce n’est pas le frémissement perdu de la vie. C’est le déploiement méticuleux de la vérité. C’est dans cette mesure que je me dirai(s) diagnosticien.

Au fond, je n’écris pas parce que j’ai quelque chose dans la tête, pour démontrer ce que j’ai déjà par devers moi démontré et analysé ; l’écriture ça consiste essentiellement à entreprendre une tâche grâce à laquelle et au bout de laquelle je pourrai moi-même trouver quelque chose que je n’avais pas encore vu. Je ne découvre ce que je pourrais démontrer qu’au cours de l’écriture. Comme mes ancêtres, je fais un diagnostic, seulement ce diagnostic, je veux le faire à partir de l’écriture, dans cet élément du discours que les médecins, d’ordinaire, réduisent au silence.

- Quid du choix des sujets médicaux au début de votre œuvre ?
- Je crois qu’il faut faire une différence entre ce que j’ai dit de la médecine et ce que j’ai dit de la médecine. Dans mon enfance, j’ai le souvenir que la folie était dépréciée. Pour un chirurgien, la folie est une mauvaise maladie (auquel le médecin ne peut pas reconnaître de substrat organique précis). C’est tout prêt de ne pas être une maladie du tout. Si la folie est une fausse maladie, alors que dire du médecin qui la soigne ; le psychiatre est nécessairement un médecin berné, un mauvais médecin, donc un faux médecin. Seul quelqu’un qui avait ma méfiance envers la psychiatrie pouvait se poser le problème de l’histoire de la folie comme confrontation psychiatrie / folie. Un certain nombre de psychiatres ont été choqué par mon livre, y ont vu comme un acharnement méchant envers leur métier ; peut-être bien. Mais après tout, on sait bien de puis Nietzsche, que la dévalorisation est un instrument de savoir. Il est nécessaire d’ébranler les systèmes de valeur, d’ailleurs les psychiatres le font eux-mêmes à présent et mieux que moi.

- Quid de votre intérêt pour Sade, Roussel, Artaud, Goya…
- Comment peut-il se faire que la maladie mentale puisse s’avérer créatrice. Cette création est, dès son apparition, a partie liée à la folie mentale. Artaud et Roussel eux-mêmes n’en ont jamais douté. Ma question est celle-ci : comment se fait-il qu’une œuvre d’un fou puisse fonctionner de manière positive à l’intérieur d’une culture. On s’aperçoit alors qu’il y a toujours à l’intérieur d’une culture donnée il y a toujours une marge de tolérance à la défiance.

C’est ce fonctionnement positif de la folie, ce fonctionnement positif du négatif à l’intérieur de la culture qui n’a cessé de me préoccuper. Je suggérerai(s) ceci : dans une époque, dans une culture, dans une certaine forme de pratique discursive, le discours et ses règles de possibilité sont telles qu’un individu peut être psychologiquement et anecdotiquement fou, mais que son langage – qui est bien celui d’un fou ! - peut en vertu même des règles du discours à l’époque en question fonctionner d’une manière positive. Autrement dit, la position de la folie se trouve réservée et comme indiquée en un certain point de l’univers possible du discours à un moment possible. C’est cette place possible de la folie, cette fonction de la folie dans l’univers du discours, que j’ai essayé de repérer.

- Quid du plaisir qu’il y a à écrire ? Comment se plaisir peut-il se trouver dans une écriture qui cherche à trouver la vérité.
- Existe-t-il vraiment un plaisir d’écrire ? En tout cas, il y a une très grande obligation d’écrire. Tant qu’on n’a pas commencé à écrire, l’écriture semble quelque chose d’impossible. Quand on a commencé, on est obligé d’écrire, on est dans une grande angoisse lorsqu’on n’a pas fait comme chaque jour en écrivant sa page quotidienne, c’est comme si l’on donnait à soi-même une espèce d’absolution ; le bonheur d’exister se trouve suspendu à l’écriture.
L’obligation d’écrire se manifeste également en cela qu’on écrit toujours pour écrire le dernier livre du monde. La dernière phrase qu’on est en train d’écrire doit être, de façon délirante, la dernière phrase du monde de sorte qu’après, il n’y ait plus rien à dire. Il y a une volonté paroxystique d’épuiser le langage dans la moindre phrase ; on écrit pour arriver au bout de la langue, pour arriver par conséquent de tout langage possible, pour boucler enfin par la plénitude du discours, l’infinité vide de la langue.
Encore ceci, où l’on verra qu’écrire est bien différent de parler : on écrit aussi pour n’avoir plus de visage, pour s’enfouir soi-même sous sa propre écriture, pour que cette vie qu’on a autour, à côté, en dehors, qui n’est pas drôle et pleine de soucis et qui est exposée aux autres, se résorbe dans se petit rectangle de papier qu’on a sous les yeux et dont on est maître. Écrire au fond, c’est essayer de faire s’écouler par les canaux mystérieux de la plume et de l’écriture toute la substance non seulement de l’existence mais du corps, dans ces traces minuscules qu’on dépose sur le papier.
N’être plus en fait de vie que ce gribouillage en même temps mort et bavard qu’on a déposé sur la feuille blanche, c’est à cela que l’on rêve quand on écrit. Mais à cette résorption de la vie grouillante dans le grouillement immobile des lettres, on n’arrive jamais. Toujours la vie reprend en dehors du papier, toujours elle prolifère, elle continue. Jamais elle ne parvient à se fixer sur ce petit rectangle. Jamais le lourd volume du corps ne parvient à ne se déployer dans la surface du papier ; jamais l’on ne passe à cet univers à deux dimensions, à cette ligne pure du discours. Jamais on n’arrive à se faire assez mince, assez subtile pour n’être rien d’autre que la linéarité d’un texte.
Et pourtant c’est à cela qu’on voudrait parvenir. Alors on ne cesse d’essayer de se reprendre, de se confisquer soi-même, de se glisser dans l’entonnoir de la plume et de l’écriture, tâche infinie, tâche, à laquelle on est voué ; on se sentirait justifiait si l’on vivait dans se minuscule frémissement, cet infime grattement qui se fige et qui est entre la pointe du porte-plume et la surface blanche de la feuille, le point, le lieu fragile, le moment immédiatement disparu où s’inscrit une marque enfin fixée, définitivement établie, lisible seulement pour les autres et qui perd toute possibilité d’avoir conscience d’elle-même. Cette espèce de suppression, de mortification de soi dans le passage au signe, c’est cela aussi qui donne aussi à l’écriture son caractère d’obligation. Obligation sans plaisir, vous le voyez. Mais après tout quand échapper à une obligation vous livre à l’angoisse, quand enfreindre à la loi vous laisse dans le désarroi, obéir à cette loi n’est-il pas le plus grand plaisir ?

- N’y a-t-il pas dans la démarche de celui qui écrit la volonté de découvrir quelque chose qu’on ne soupçonnait pas ? Avez-vous l’impression de constamment dominer l’écriture ?
- Je me place non du côté des écrivains, d’ailleurs je n’ai aucune imagination, mais des écrivants (pour reprendre la distinction de Barthe). Écriture transitive : j’ai le projet de dire des choses. Je voudrais faire apparaître ce qui est trop proche de nous pour qu’on puisse le voir : mon projet est un projet de presbyte. Saisir l’invisible du trop visible, cette familiarité inconnue.

- Vos livres proposent des analyses des modes de savoir ou de discours du passé. Cela suppose avant l’écriture de nombreuses lectures, de nombreuses analyses etc.
- En fait, je m’amuse à lire des livres de botaniques du 17ème, des livres de grammaire du 18e, des livres d’économie politique de Ricardo et d’Adam Smith. Mon but n’est pas de rétablir ce qu’ils laissent apparaître dans leurs interstices, qu’ils ne disent pas vraiment etc. J’essaye de les lire en rompant toute familiarité que nous pourrions avoir avec eux, dans leur étrangeté la plus grande, et ceci afin qu’apparaisse la distance dans laquelle nous sommes par rapport à eux, dans cette différence dans laquelle nous sommes placés et que nous sommes par rapport à eux. Inversement mon discours doit être le lieu où cette différence apparaît.

Ce que je voudrais faire apparaître dans ces textes lointains, un peu exotiques, ce n’est pas le secret qui est au delà d’eux et qu’ils cachent par leur présence manifeste, mais cette atmosphère, cette transparence qui nous sépare d’eux et en même temps nous lie à eux. Ainsi pour moi, le rôle de l’écriture est essentiellement un rôle de mise à distance et de mesure de la distance. Écrire, c’est se placer dans la distance qui nous sépare de la mort et de ce qui est mort. En même temps, c’est ce en quoi cette mort va se déployer dans sa vérité. Non pas dans sa vérité cachée et secrète, mais dans cette vérité qui nous sépare d’elle, et qui fait que nous ne sommes pas morts, que je ne suis pas mort au moment où j’écris sur ces choses mortes. C’est ce rapport que l’écriture pour moi doit constituer.
Dans ce sens, je ne suis ni écrivain, ni herméneute. Si j’étais herméneute, j’essaierais d’aller derrière l’objet que je décris, derrière ces discours du passé pour retrouver leur point d’origine et le secret de leur naissance ; si j’étais écrivain, je ne parlerais qu’à partir de mon propre langage et dans l’enchantement de son existence d’aujourd’hui. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je suis dans cette distance entre le discours des autres et le mien. Et mon discours n’est rien d’autre que la distance que je prends, que je mesure, que j’accueille, entre le discours des autres et le mien. En ce sens, mon discours n’existe pas ; je sais bien que je ne fais pas une œuvre. Je suis l’arpenteur de ces distances, et mon discours n’est que le mètre absolument relatif et précaire par lequel je mesure tout le système d’éloignement(s) et de différence(s). Mesurer la différence avec ce que nous ne sommes pas, c’est à cela que j’exerce mon langage, et c’est pour cela que je vous disais tout a l’heure qu’écrire c’est perdre son propre visage, perdre sa propre existence. Je n’écris pas pour donner à mon existence une solidité de monument, j’essaye plutôt de résorber ma propre existence de la distance qui la sépare de la mort, et probablement par la même la guide vers la mort.

- Quand vous dites que vous disparaissez dans votre discours, vous dites à la fin des Mots e les choses que l’homme disparaît, s’efface dans la trame du discours ; n’y aurait-il pas quelque parenté entre ces deux disparitions ?
- Oui ; je prends le risque de le dire, tant pis si l’on pointe ma schizophrénie et donc le caractère irrationnel de la démarche, le caractère chimérique de ce que j’ai voulu dire… De toute façon, mes livres seront dits de par ce que je dis. […]

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